Triboulet, bouffon de légende

Ce jourd’hui, laissez-moi vous conter la légendaire histoire d’un facétieux fol. Depuis fort longtemps, on se plaît à conter la plaisante historiette d’un bouffon de cour portant le sobriquet drolatique de Triboulet, et dont les bouffonneries et la verve téméraire manquèrent de peu de le faire pendre comme un saucisson. Mais ce funambulesque personnage a-t-il véritablement existé ? Pour le savoir, allons enquester et ravauder dans les archives de l’histoire, au cœur de la Renaissance.

Sous l’Ancien Régime, le fou de cour avait une mission des plus importantes : létifier le roi et lui offrir une parenthèse de légèreté loin des vicissitudes de l’exercice du pouvoir. On se le figure fagoté de son costume caractéristique, comme représenté sur cette illustration de La Nef des fols du monde de Brant (1498), affublé de son chapeau à grelots et tenant à la main la symbolique marotte, en guise de sceptre. Dans cet accoutrement, le fou allait caracolant, se livrant à des entrechats dans les corridors et les salles décorées de riches tentures, faisant force grimaces, jongleries et cabrioles, et poussant parfois même quelques chansonnettes (qui ne rimaient pas toujours).

nef des fols
La Nef des fols du monde, BnF.

En échange de ses bonnes et loyales farces, le bouffon de cour vivait de la munificence royale, profitant des fêtes et des gobichonnades, tout en étant payé sur le fonds des Menus Plaisirs du Roy. Mais celui que l’on appelait également grimacier ou rechigneur n’était pas qu’un simple amuseur à la démarche bondissante. Il était aussi un franc parleur. Attaché au service du roi, il jouissait du privilège exclusif de dire à son maître ses quatre vérités sans en être inquiété et sans risquer de se faire châtier — pas même une petite plamussade !

Au sein d’une cour servile et hypocrite, il était ainsi le seul à pouvoir réellement donner le fond de sa pensée. C’est ce que rappelle le philosophe humaniste Érasme dans son Éloge de la folie (1511) : « Je conviens que les Princes ne peuvent souffrir qu’on leur dise leurs vérités. Mais c’est aussi ce qui fait le plus d’honneur aux Fous : car ils ne dissimulent point les défauts et les vices des Rois. Que dis-je ? Ils s’échappent souvent jusqu’à les insulter, et même jusqu’à leur dire des injures, sans que ces Maîtres du Monde s’en fâchent, ou s’en offensent. Des paroles qui feroient pendre Monsieur le Philosophe, s’il les proféroit, sortent-elles de la bouche d’un Fou ? le Prince en rit de tout son cœur. » Et Triboulet fut l’un d’entre eux. Sans filtre et sans complexe. Il vécut au XVIe siècle, une époque où les bouffons de cour étaient fort en vogue en France.

TRIBOULET. Quel curieux nom me direz-vous. Selon le bibliophile Jacob (Paul Lacroix, ancien conservateur de la bibliothèque de l’Arsenal) ce sobriquet viendrait du vieux verbe tribouler, qui, comme vous ne l’ignorez point, signifiait troubler, tourmenter ou encore froisser dans la langue du XVIe siècle. Ce qui laisse donc à penser que notre homme aurait été un souffre-douleur (et non pas un triple lourdingue de la mort, comme je le crus d’abord).

Né dans les environs de Blois, fief du bon roi Louis XII, on dit qu’il se présenta fort jeune et inexpérimenté à la cour des Valois après avoir subi moult railleries et mauvais traitements à cause de son physique disgracieux. Louis XII, monarque débonnaire voyant ses dispositions naturelles à la bouffonnerie, le prit à son service au château et lui attribua un gouverneur chargé de lui apprendre les rudiments du métier de bouffon.

Contrairement à ce qu’on peut lire un peu partout, Triboulet n’était point un nabot. Par contre, la nature l’avait fait quelque peu difforme, comme le rapporte Jean Marot, secrétaire et historiographe de Louis XII : « Triboulet fut un fol de la teste écorné, / Aussi saige [sage] à trente ans que le jour qu’il fut né. / Petit front et gros yeux, nez grand taillé à voste, / Estomac plat et long, hault dos à porter hoste ! / Chacun contrefaisoit, chanta, dansa, prescha, / Et du tout si plaisant qu’onc homme ne fascha. »

Mais bien que foldingue et tordu, Triboulet n’était pas pour autant dépourvu d’esprit. Promu au grade de fou en titre d’office, c’est-à-dire de bouffon officiel du roi, il passa rapidement maître en l’art de désopiler la rate de Sa Majesté. Il le suivait d’ailleurs partout, comme son ombre — et certainement aussi comme Chailly et Ralay, les deux toutous favoris du roi —, l’accompagnant peut-être même « là où le roi va sans valet », cet endroit qu’on ne nomme point entre gens civilisés. Qui sait ? Bref, il le suivait tant et si bien qu’en 1509, lorsque le roi partit avec son armée pour son expédition contre Venise, il ne voulut pas se séparer de son fou et l’emmena avec lui en Italie. C’est du moins ce que raconte Jean Marot dans son Voyage de Venise (dont le texte est conservé dans un manuscrit de la BnF). Mais quelques années plus tard, en 1515, Louis XII vint à mourir (Dieu ait son âme !) et s’envola vers un ailleurs où, cette fois-ci, il ne put embarquer son brave Triboulet. Il le céda, si l’on peut dire, ainsi que son trône, à son cousin et gendre François 1er.

Les traits satiriques et balourdises de Triboulet séduisirent à son tour le jeune souverain. En virtuose de la vanne, il ne manquait aucune occasion de raconter d’un ton goguenard des histoires grasses autant que salées. Et François se gondolait sur son trône, riant comme une baleine… Dans les chroniques de la Renaissance, on attribue à Triboulet de bonnes vieilles plaisanteries rabelaisiennes, comme cette blague de pets rapportée par un de ses contemporains, le poète Bonaventure Des Périers, dans une de ses nouvelles (XCVIII) : « Advint quelque jour, ainsi que Triboulet marchoit devant le roy, devisant tousjours de quelque sornette emmanchée au bout d’un baston, son cheval feit six ou huict pets, dont Triboulet fut fort courroucé ; et pour ce il descendit incontinent de la selle de son cheval, et prend la selle sur son dos, et dit au roy “Cousin, vous m’avez ce jour d’huy baillé le plus meschant cheval qui fut oncques. C’est un yvrogne ; après qu’il a bien beu, il ne fait que péter. Par Dieu ! il ira à pied. Ha ! ha ! il a peté devant le roy !” Et de sa massue frappoit son cheval, et luy estoit tousjours chargé de la selle. Ainsi feit environ demye lieue à pied. » Eh oui, réussir à faire marrer le roi devant un cheval qui roussine, tel était le quotidien de notre bouffon.

Le même auteur raconte encore comment le riant Triboulet sauta au cou d’un évêque, en plein office des vêpres, au moment où celui-ci se mettait à entonner un psaume : « Une autre fois advint que le roy entra en sa Sainte-Chapelle, à Paris, pour ouyr vespres, et Triboulet le suivoit ; et d’entrée il veid le plus grand silence céans qu’il estoit possible. Peu de temps après, l’evesque commença Deus in adjutorium (assez bellement) ; et incontinent après tous les chantres respondirent en musique, en sorte que l’on n’eust pas ouy tonner céans. Alors Triboulet se leva de son siège et s’en alla droict à l’evesque, qui avoit commencé l’office et à grands coups de poing il lorgnoit dessus luy. Quand le roy l’eut apperceu, il l’appella et luy demanda pourquoy il frappoit cet homme de bien, et il dit “Da, da, mon cousin, quand nous sommes entrez céans, il n’y avoit point de bruit, et cestuy-cy a commencé la noyse. C’est doncques luy qu’il faut punir.” » Ainsi le hardi Triboulet, toujours partant pour amuser la galerie, se serait permis de bafouer le clergé devant le roi de France ; un crime irrémissible qui aurait valu à tout autre que lui de périr les miches rôties sur un bûcher. Non, décidément, ce marmouset n’avait pas froid aux yeux . D’ailleurs, en négation absolue de la plus élémentaire politesse, il ne redoutait pas non plus d’appeler François 1er mon cousin, sans jamais y avoir été invité. Et le roi riait de son audace.

À la cour de François, nombreux furent ceux qui, exaspérés par ses facéties et ses impertinences, voulurent le croiser un soir dans un couloir sombre du château pour pouvoir l’écharper tout vif. Ça aurait notamment été le cas de l’amiral Philippe Chabot qu’une des boutades de notre bouffon aurait irrité et qui se serait mis en tête de l’étriper. Après cet événement, François aurait rassuré son cher fou en ces termes : « Ne crains rien, si quelqu’un osait te faire subir un traitement pareil, je le ferais pendre un quart d’heure après ta mort. » Ce à quoi Triboulet, toujours la réplique prête, aurait répondu : « Ah ! cousin, grand merci vous dirois, s’il vous agrée plutôt de le faire pendre un quart d’heure avant. » Ah, on ne s’ennuyait pas avec le spirituel Triboulet…

Mais il serait arrivé qu’un jour l’insolence du fol du Roy ait dépassé un tantinet les bornes des limites et qu’il ait poussé le bouchon jusque dans les orties de la mémé… Ce jour-là dis-je, il s’en serait pris, avec l’humour corrosif qui le caractérisait, à une des maîtresses de François 1er. Laquelle ? L’histoire ne nous le dit pas. Et le roi aurait éclaté comme un pétard — on avait dit, “pas toucher aux favorites” ! Bref, ce jour-là Triboulet cru tout d’abord que, puni, il lui faudrait dîner dans les cuisines avec les larbins. Mais il avait vraiment trop déconné. Aussi, malgré ses nombreuses années de folie au service du roi, malgré toutes ces barres de rire, François, l’air sévère, l’aurait regardé fixement dans les yeux et lui aurait demandé de choisir la façon par laquelle il souhaitait mourir. Aie ! Réunissant alors tous ses neurones, Triboulet aurait fini par rétorquer componctueusement : « Bon sire, par Sainte Nitouche et Saint Pansard, patrons de la folie, je demande à mourir de vieillesse ». Grâce à cette dernière pirouette, Triboulet aurait échappé à une mort anticipée et finalement écopé d’un bannissement du royaume.

Ah, la belle histoire ! Bon, ça, c’était pour la légende. Car si l’on creuse un peu pour tenter de découvrir, sous cette historiette, quelques traces de vérité historique, on s’aperçoit qu’il n’y aurait pas eu un, ni deux, mais au moins trois Triboulet successifs. ORGIE DE BOULETS !

En effet, selon les savants travaux de Guillaume Berthon, maître de conférences en littérature française de la Renaissance à l’université de Toulon, l’homonymie était très fréquente chez les fous de cour et plusieurs d’entre eux adoptèrent le surnom de Triboulet. Le premier Triboulet célèbre aurait ainsi été le bouffon du roi René d’Anjou. Le voici immortalisé sur l’avers d’une médaille datée de 1461, gravée par Francesco Laurana. Inutile d’ajouter (et je l’ajoute cependant) que pour avoir sa trombine sur une médaille, ce Triboulet-là n’était certainement pas le premier décérébré venu. Véritable homme de théâtre, il fut l’auteur de plusieurs textes parmi lesquels la sottie des Vigiles Triboulet et aurait même rédigé la fameuse Farce de Pathelin dont je vous parlais il y a quelque temps (ici, là).

Le fou Triboulet sur une pièce de monnaie, Les Bouffons, Gazeau..png
M.A. Gazeau, Les bouffons, 1882.

Viendrait ensuite le Triboulet qui fit rire aux larmes Louis XII et François 1er. Sauf que, semble-t-il, ça n’aurait pas été le même ! Si l’on se fie à une épitaphe composée par le poète Jean Marot, le Triboulet de Louis serait mort sous le règne de son roi, avant 1515. Puis, quelques années plus tard, on trouve mention du Triboulet de François dans une chronique de Pasquier Le Moyne intitulée Le couronnement du roy François premier de ce nom (1520) où l’on apprend qu’il aura suivi le roi lors de l’expédition italienne de 1515. Or, de même que la bague du Hardy (celle qui grésille et qui siffle), Triboulet ne pouvait pas être ici et là-bas… C’est élémentaire.

Alors, auquel de ces Triboulet accorder la paternité des diverses saillies d’esprit attribuées à ce personnage et qui ont circulé de texte en texte au cours de la Renaissance, souvent déformées par les chroniqueurs et retranscrites dans des recueils de facéties aux sources indigentes ? Ma foi, l’histoire reste une fois de plus muette. Mystère et triple boules. Une chose est sûre, ce sont ces nombreuses anecdotes drolatiques qui firent entrer le fou de cour dans la littérature de l’époque, l’érigèrent en symbole de malice et de subversion, et lui assurèrent une certaine célébrité.

L’ineffable et guilleret Triboulet fut d’ailleurs mis en scène par Rabelais dans le Tiers Livre (1546) avant de sombrer dans l’oubli jusqu’au XVIIIe siècle. C’est là, en 1767, que Jean-François Dreux du Radier, époussetant la frimousse poussiéreuse de Triboulet, embrouilla tout le monde en évoquant, dans ses Récréations historiques, critiques, morales et d’érudition, avec l’histoire des fous en titre d’office, un Triboulet fou de Louis XII et de François 1er.

Au XIXe siècle, Victor Hugo ressuscita de nouveau le célèbre bouffon en s’emparant de ce personnage burlesque qu’il déforma à souhait dans Le roi s’amuse (1832), faisant de Triboulet une figure romanesque, un héros légendaire. C’est de ce personnage fantaisiste et héroïque que s’inspira Francesco Maria Piave pour écrire le libretto de Rigoletto (1851), l’opéra de Giuseppe Verdi. Enfin, George Méliès portera à l’écran ce personnage au nom à jamais illustre dans deux courts-métrages La Pyramide de Triboulet (1899) et François 1er et Triboulet (1908). Triboulet demeura si fameux que, dans l’temps, on employait l’expression faire le Triboulet pour parler d’une personne qui faisait le mariole. Je suggère d’ailleurs à nos jeunes de remettre cette vieille formule au goût du jour : Vas-y, fais pas ton Triboulet là !
Non ?

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MA BIBLIO :

14 réflexions sur “Triboulet, bouffon de légende

      1. Alors faut que tu modifies deux trois trucs dans ton article hihi . Il ne s’appelait pas pas Nicolas Ferrial (c’est le nom du petit frère du Triboulet de François qui porte ce nom), et le Triboulet né près de Blois n’était pas nain (c’est le Triboulet du roi René qui l’était). 🙂

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      2. Zutttttttt, si on a la permission je suis sûr que je dois pouvoir trouver un de mes billets que je peux relier à cet article aussi, à moins qu’il y ait des privilégiés ?!

        /Bon, d’accord je l’ai déjà fait par le passé sans permission…

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