Le Mortifiement de Vaine Plaisance : le roi René face à ses vices

La petite histoire de ce jour est celle des tribulations d’une âme en proie aux vices, l’âme d’un certain René…

Le manuscrit du Mortifiement de Vaine Plaisance est un traité de dévotion rédigé en langue françoise en 1455 par celui que les historiens du XVIIsiècle surnommeront le « bon roi René ». Roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, duc d’Anjou et comte de Provence (oui, tout ça !), René d’Anjou (1409-1480) est un homme pieux qui aime se recueillir et s’adonner à la méditation.

réné d'anjou
René, Heures de René d’Anjou, XVsiècle (Gallica)

Bibliophile et féru de théologie autant que de romans de chevalerie, il possède une incroyable collection de manuscrits qu’il préserve amoureusement au sein de sa royale bibliothèque, sa librairie comme on disait dans le temps. Son talent d’écrivain est reconnu de son vivant et on le sait auteur d’un Traité de la forme et devis d’un tournoi et du Livre du Cœur d’Amour épris, écrit deux ans après le Mortifiement. Si le manuscrit original du Mortifiement de Vaine Plaisance a disparu, on dénombre aujourd’hui treize copies commandées par le roi lui-même afin d’en faire — entre autres — des cadeaux diplomatiques. La copie que j’ai choisi de vous présenter dans cet article, contemporaine du temps du bon René, est actuellement conservée à la fondation Martin Bodmer après avoir appartenu à l’empereur Charles VI puis intégré les étagères de la bibliothèque nationale de Vienne où elle fut volée en 1825. En feuilletant l’ouvrage, on découvre, au verso de la page de garde, une inscription datée de 1840 indiquant que celui-ci a été « Donné à Madame Agathe Odilon Barrot par son amie Zoé de Valuzé ».

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Mortifiement, folio 2v.

Par quel heureux hasard cette Zoé au nom zozotant détenait le manuscrit avant de l’offrir à son amie Agathe, nul ne le sait… C’est seulement en 1951 qu’il est acquis par le célèbre bibliophile suisse Martin Bodmer qui le place au sein de ses collections. Sacré voyage…


Le roi René est un
mécène des arts et lorsqu’il s’agit de faire illustrer et enluminer ses propres histoires, il s’entoure des meilleurs. Ainsi les peintures — à pleine page — qui ornent le manuscrit du Mortifiement ont été réalisées par un des maîtres de l’époque, Jean Colombe, déjà connu pour sa participation à l’illustration des Très Riches Heures du duc de Berry (vers 1415). Les peintures de Colombe retracent l’histoire du Mortifiement, ce « petit traictié d’entre lame devote et le cuer » invitant, comme l’indique le titre, à « mortifier » les vains plaisirs, ou si vous préférez, chasser le mal de l’âme.

Il faut dire que lorsque notre bon roi écrit son Mortifiement, cela fait deux années qu’Isabelle de Lorraine, sa première épouse, est décédée et bien que remarié à Jeanne de Laval depuis un an, il a le cœur en peine. Inconsolable de la perte d’Isabelle, c’est rongé par la peur de la mort qu’il se lance dans une quête effrénée du salut, « considerant le temps de l’espace de vie dont il fault a nous tous rendre compte, lequel se passe courant incesanment comme eaue de riviere sans s’arrester et va sans revenir, et par negligence souvent se pert sans le povoir recouvrer ».

En effet, René est inquiet, les vices et les plaisirs de la vie aristocratique auxquels s’adonne sa cour sont de ceux qui conduisent à la damnation éternelle. « L’aise de plaisants manoirs, sumptueux palais, etc. font souvent oublier Dieu, et ceux qui vivent sans se souvenir de luy, Dieu à leur mort n’aura souvenance d’eulx ». Aussi est-il urgent d’abandonner « fange et ordure de vaine plaisance » pour se tourner vers la prière et la dévotion. Ainsi René explique dans les premières lignes de son ouvrage, écrire pour «povoir faire fructifier les simples gens lays », en d’autres termes la populace…

Néanmoins à cette époque le manuscrit ne peut être connu du peuple puisqu’il n’est accessible qu’aux rares nobles qui ont l’occasion de feuilleter les ouvrages de la librairie du roi. Que René se console, grâce à la numérisation de ce précieux volume, le voici enfin dévoilé aux simples gens lays que nous sommes !

Ainsi laissez-vous conter cette allégorie morale du père René par le truchement des superbes peintures de Colombe dont voici la première :

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Mortifiement, folio 3v.

Cette femme vêtue de blanc est une personnification de l’Âme dévote (de René, si vous suivez) serrant entre ses mains son cœur. Charmante scène pleine de tendresse, mais en y regardant bien, quelque chose cloche. La maisonnette en ruines représente l’enveloppe charnelle du roi et force est de constater qu’elle est toute délabrée : le dallage est par endroits brisé et, sans ce renfort de bois, le mur risquerait de s’effondrer. C’est que le cœur de René est empli de vices et que la cohabitation avec son âme est devenue malsaine ! Au lointain, une splendide forteresse est là pour rappeler à chacun que le Salut est possible, si l’on abandonne nos vaines passions…

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Mortifiement, folio 10r.

Mais voilà que notre Âme esseulée et misérable a de la visite ! Celle qui fait tenir en équilibre sur sa tête l’épée de la divine justice — et mieux vaut ne pas lui chercher querelle — c’est Crainte de Dieu accompagnée de Contrition, seins nus et munie de son petit fouet de brindilles, prête à rosser les pénitents pour leur ôter toute envie de récidive. Rien que par leur présence, la vieille cahute se rabiboche d’elle-même, comme par magie. Toutes deux tentent de faire entendre raison à l’Âme, l’exhortant à délaisser les plaisirs futiles qu’elle chérit tant. Comme le dit si bien Contrition : « La vraye et parfaite bienheureté n’est pas vrayment à mener vie pompeuse, ni estre victorieux en armées […]. Oultre plus, la vraye et parfaite bienheureté, encore certes, ne se trouve pas en belle stature de membre, en vigueur de corps, en beaulté de personne, en subtilité d’engin, ne en exquise éloquence »

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Mortifiement, folio 50v.

Et nous voilà dehors, Crainte de Dieu et Contrition ont réussi à entraîner l’Âme au grand air, hors de son taudis de misère, et parviennent même à lui soutirer son cœur vicieux sous prétexte de s’en occuper, de le « purifier » qu’elles disent… Mwahahaha

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Mortifiement, folio 60v.

Et bim ! Dès que l’Âme a le dos tourné, Crainte de Dieu et Contrition confient le cœur de René à des professionnelles de la défense des bonnes mœurs, j’ai nommé les Vertus . Les trois demoiselles, répondant aux doux noms de Ferme Foi, Espérance et Vraie Amour, conduisent le cœur sur un calvaire pour la suite des réjouissances : un remake de la Passion de Jésus. Rappelez-vous le titre du manuscrit, on parlait tout à l’heure d’éradiquer les pollutions charnelles par la mortification, et le pauvre cœur qui ne se doutait de rien se retrouve crucifié. Mauvais quart d’heure… Les vertus sont rejointes dans leur besogne par la Grâce, venue porter au malheureux organe le coup… de grâce justement, en le transperçant de sa lance. On appelle cela l’imitatio Christi (l’imitation de Jésus-Christ), une doctrine qui consiste à imiter l’exemplarité du Christ en invitant au cheminement spirituel, à la méditation intérieure. Mais ici nous sommes dans l’allégorie, l’imitatio Christi est donc illustrée par une méthode « musclée ».

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Mortifiement, folio 65r.

À l’issue de cette garde partagée, Crainte de Dieu et Contrition ont récupéré un cœur encore crucifié et, comme on peut l’imaginer, complètement traumatisé par la Passion qu’il vient de subir. Elles rapportent à l’Âme ce cœur assagi, qui a eu pleinement le temps de prendre conscience de l’aspect superfétatoire des vaines plaisances et qui n’y reviendra plus, tout convaincu qu’il est désormais de l’infini amour de Dieu. Ah la belle histoire !

Déjà au Moyen Âge on aime à représenter, dans un but moralisateur, les vertus combattant les vices sous la forme de figures allégoriques. Ces représentations sont utiles au peuple illettré, notamment lors de l’examen de conscience qui a lieu avant la confession (depuis le quatrième concile de Latran, 1215) et sont donc largement représentées dans les églises (vitraux, sculptures…). Les vertus sont de deux sortes, il y a les théologales et les cardinales. Les premières sont les vertus chrétiennes, mises en scène par le roi René dans son Mortifiement : Foi, Espérance, Charité (Vraie Amour chez René) ; les secondes sont des vertus païennes que l’on retrouve notamment chez Platon (ou encore chez l’ami Proust !) : la Prudence, la Tempérance, la Force et la Justice.

S’opposent à ces vertus les sept péchés capitaux, que sont l’Orgueil (Superbia), l’Envie-Médisance (Invidia), la Colère (Ira), la Tristesse-Acédie (Paresse, Acédia), l’Avarice (Avaritia), la Gourmandise (Gloutonnerie, Gula) et la Luxure (Luxuria). Aussi pour le salut de l’âme, une lutte acharnée doit se jouer entre les vices et les vertus et se solder par le triomphe de ces dernières ; un combat moral que l’on nomme psychomachie ; encore un nouveau mot à placer lors de vos dîners mondains !

Puisse cette méditation ascétique vous mettre en garde contre les péchés du cœur et les sages conseils de René vous accompagner dans la persévérance des bons sentiments !

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Ma biblio :

René d’Anjou, Mortifiement de Vaine Plaisance, Codex Bodmer 144, Genève, Fondation Bodmer.

GAUTIER Marc-Édouard, Splendeurs de l’enluminure, le Roi René et les livres, Ville d’Angers/Actes Sud, 2009.

MINET-MAHY Virginie, « L’iconographie du cœur et de la croix dans le Mortifiement de René d’Anjou et les Douze Dames de Rhétorique de George Chastelain », Le Moyen Âge 3/2007 (Tome CXIII), p. 569-590.

VILLENEUVE de, Louis-François, Histoire de René d’Anjou, roi de Naples, duc de Lorraine […], volume 2, J. J. Blaise, 1825.

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