Burchard le retour : sus aux païens !

Je ne devrais plus avoir besoin de vous présenter l’ami Burchard, évêque de Worms en Allemagne autour de l’an mille et auteur d’un volumineux pénitentiel, le Corrector sive Medicus (« Le Correcteur ou Médecin »). En fouillant dans ce manuscrit et en parcourant l’exhaustif questionnaire élaboré par notre évêque afin de faire avouer les péchés de ses pénitents, nous en avions appris de belles sur les mœurs et la sexualité décomplexée des teutons de l’époque (à lire ici). Mais je ne vous avais pas tout dit !

En effet, le questionnaire de Burchard n’avait pas pour unique dessein de combattre les plaisirs de la chair, qu’il sanctionne d’ailleurs par de simples jeûnes – fussent-ils à vie – au pain sec et à l’eau. Non, ses questionnettes indiscrètes ne se limitent pas aux coucheries, infidélités et beuveries de la populace de son diocèse. Burchard aurait aussi tenté d’enrayer le paganisme et les croyances populaires contraires à la religion chrétienne dans ces contrées essentiellement rurales où les rites païens vont bon train. Mais une fois de plus, Burchard cherche-t-il vraiment à contrer ces « déviances » ou ne fait-il que susciter la curiosité d’âmes insouciantes… ? Je vous laisse juger !

Burchard commence donc par quelques petites questions anodines afin de jauger la familiarité du pénitent avec les sorciers, les devins et « tous ceux qui pratiquent les sorts se vouent aux augures et aux enchantements ». Après avoir insidieusement demandé à son interlocuteur si celui-ci avait déjà adoré ou invoqué les éléments – la Lune, le Soleil, le cours des étoiles, la nouvelle lune ou l’éclipse de Lune – ou attendu la nouvelle lune pour construire sa maison ou forger un mariage, il rentre dans le vif du sujet. Et ça commence très mal pour nous !

En effet, je me dois de vous mettre en garde en cette période de fêtes de fin d’année ; la fin du mois de décembre correspondant aux calendes de janvier, également appelées Saturnales, une période de festivités païennes pendant laquelle le bon chrétien a plutôt intérêt de se tenir à carreau !

Oyez vous-même la question 62 : « As-tu observé les calendes de janvier selon les rites des païens, c’est-à-dire que tu as fait davantage pour le Nouvel An que ce que tu as l’habitude de faire avant ou après, à savoir : préparer la table de ta maison en disposant des pierres ou un festin ; conduire par les rues et les places des chanteurs et des danseurs ; t’asseoir sur le toit de ta maison et tracer un cercle avec ton épée afin de voir et de connaître ce qui t’arrivera dans l’année nouvelle ; t’asseoir à la croisée des chemins sur une peau de taureau pour deviner l’avenir ; cuire du pain pour toi-même, de telle sorte que s’il lève bien et devient dense et haut, tu en déduis la prospérité pour ta vie durant cette nouvelle année ? Si oui, parce que tu as abandonné Dieu ton créateur, que tu t’es converti aux vaines idoles et que tu es devenu apostat, tu feras pénitence deux ans aux jours établis ». APOSTASIE, pas de miséricorde ! Alors simplement cette année, évitez les décorations de table champêtres à base de cailloux du jardin et allez acheter votre bricheton (de toute façon, on ne joue pas avec la nourriture). Pour ce qui est d’aller faire l’andouille épée en main sur le toit ou s’installer sur une carpette au milieu d’un carrefour, ce sont de toute façon de très mauvaises idées.

Poursuivons. Je suis attristée pour tous ceux qui comptaient porter leur pull « Rodolphe au nez rouge » ou encore leur fameux serre-tête avec des  bois de cerf  une dernière fois avant de les ranger pour l’hiver prochain. Ça ne va malheureusement pas être possible, à cause de la question 99 : « As-tu fait cette chose que faisaient et font toujours les païens aux calendes de janvier en se déguisant en cerf ou en génisse ? Si oui, tu feras pénitence trente jours au pain et à l’eau ».

Roman d'Alexandre (XVe) et Enluminure Flamande (XIVe)
Roman d’Alexandre (XVe siècle) et enluminure flamande (XIVe siècle).

Bon, je récapitule pour les festivités du 31 décembre, pas de danseurs, pas de chanteurs, pas de déguisement grotesque… Il va falloir se trouver une activité ludique mais vous pouvez d’ores et déjà proscrire les travaux d’aiguille ; ce n’est pas le moment de repriser vos vieilles chaussettes parce que, ça aussi, c’est païen : « As-tu fait ce que font certains aux calendes de janvier, c’est-à-dire au huitième jour après la Nativité du Seigneur ? Durant cette sainte nuit, ils filent, tissent, cousent, commencent tous les travaux qu’ils peuvent, stimulés par le diable, à l’occasion de la nouvelle année. Si oui, tu feras pénitence quarante jours au pain et à l’eau ? » (question 104). Je recommande donc une vigilance maximale dans les maisons de retraite. Ne vous rendez pas non plus complice de paganisme, aussi refusez tout tricot offert par vos grands-mères pour ne pas encourager cette pratique démoniaque.

Et là, vous vous dites : « vivement que les Fêtes se terminent et qu’on puisse enfin s’éclater » ! Eh bien non. J’ai le regret de vous annoncer que si vous ne voulez pas verser dans le paganisme, il va falloir être prudent à toute heure et en tout lieu…

Lors d’une balade en forêt par exemple ; vous ramassez ingénument quelques brindilles, mais malheur à vous s’il vous prenait l’envie de fredonner une rengaine ! Seuls le Credo ou le Pater sont tolérés pendant vos promenades comme rappelle Burchard avec sa question 65 : « As-tu cueilli des herbes médicinales en récitant des enchantements impies et non en chantant le symbole et l’oraison dominicale, à savoir le Credo et le Pater ? Si oui, tu feras pénitence dix jours au pain et à l’eau ». Le choix étant assez restreint, vous avez le droit de musarder en silence.

Il y a aussi ce petit jeu à ne surtout pas faire, si vous vous ennuyez au coin de la cheminée : « As-tu fait ce que plusieurs font ? Ils balayent l’endroit où ils ont l’habitude de faire le feu dans leur maison et ils jettent des grains-d’orge sur l’emplacement encore chaud : si les grains sautent, un danger arrivera ; si cependant les grains demeurent là, tout ira bien. Si oui, tu feras pénitence dix jours au pain et à l’eau » (question 101). C’est dommage, ça avait l’air amusant comme jeu…

Burchard interdit aussi la fabrication de jouets ou de petits cadeaux à l’attention des éventuels Gremlins ou extra-terrestres qui auraient élu domicile dans votre grange : « As-tu fait des petits arcs puérils ou des souliers d’enfants, et les as-tu jetés dans ton cellier ou dans ta grange pour que des satyres ou des créatures velues jouent avec ces objets, pour qu’ils t’apportent les biens des autres et qu’ainsi tu deviennes plus riche ? Si oui, tu feras pénitence dix jours au pain et à l’eau » (question 103). Je me demande si Joe Dante et Spielberg ont lu Burchard… Ça expliquerait un tas de choses !

Miniatura tratta dalle ‘Taymouth Hours’ (Londra, secondo quarto del XIV secolo), British Library, Londra
Heures de Taymouth, Angleterre (XIe siècle). Je ne saurais vous expliquer le moine faisant de la nage indienne…

Avis maintenant aux fans de Twilight  (n’ayez crainte, personne ne le saura) :  « As-tu cru à ce que certains ont l’habitude de croire que celles que le peuple appelle les Parques existeraient réellement et auraient le pouvoir, lorsqu’un homme naît, de le marquer comme elles veulent, de sorte qu’à tout moment cet homme pourrait se transformer en loup, qu’en langue teutonique on appelle loup-garou, ou en importe qu’elle autre figure ? Si tu as cru que cela s’est fait un jour et que c’est possible que l’image divine puisse être transformée en une autre forme ou espèce par quelqu’un, excepté par Dieu tout-puissant, tu feras pénitence dix jours au pain et à l’eau » (question 151).

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Heures de Taymouth, Angleterre (XIe siècle).

Enfin, Burchard s’attaque à la gent féminine, ces viles créatures, c’est bien connu : « As-tu cru à ce que certains ont l’habitude de croire qu’il existe des femmes habitant les champs, appelées sylphes, ayant, disent-ils, un corps matériel, et lorsqu’elles veulent elles se montrent à leurs amants et prennent plaisir avec eux, et de même lorsqu’elles veulent elles se cachent et disparaissent ? Si oui, tu feras pénitence dix jours au pain et à l’eau » (question 152).

Attendez, vous n’avez encore rien vu des pouvoirs surnaturels que nous autres femmes possédons : « As-tu cru à ce que de nombreuses femmes, reconverties à Satan, croient et affirment être vrai : pendant le silence de la nuit calme, étendue dans ton lit et ton mari reposant sur ton sein, tu peux, toute corporelle que tu es, sortir par les portes fermées et avoir la puissance de parcourir des étendues de terre avec d’autres femmes trompées par une erreur similaire ; et tuer sans arme visible des hommes baptisés et sauvés par le sang du Christ, puis manger leur chair cuite et poser à la place de leur cœur de la paille ou du bois, ou tout autre objet ; et étant mangés de les faire revenir à la vie et leur donner un délai pour vivre ? Si oui, tu feras pénitence quarante jours, c’est-à-dire un carême, au pain et à l’eau, pour les sept années suivantes » (question 170). Burchard nous parle ici de voyage astral, de pouvoirs Jedi, d’anthropophagie, de zombification… Rien qu’avec cette question, on a de la matière pour écrire un roman, réaliser un film, que dis-je une saga !

Vous l’aurez remarqué, Burchard a tendance à s’enflammer au fil de ses questions. Et vous allez le constater, Burchard est parti loiiin, très loin : « As-tu fait ce que certaines femmes ont l’habitude de faire : elles se prosternent face contre terre, les fesses dénudées, et elles ordonnent qu’un pain soit préparé sur leurs fesses nues ; elles donnent ensuite le pain cuit à manger à leur mari pour qu’il s’enflamme davantage d’amour pour elles ? Si oui, tu feras pénitence deux ans aux jours établis » (question 173). Pour les lecteurs assidus, cela devrait vous rappeler une autre recette du Chef Burchard, pas moins surprenante !

Et notre bon évêque poursuit avec une question qui s’apparente encore à une espèce de phantasme mal dissimulé… Attention, Burchard, tu vas te faire griller ! « As-tu fait ce que certaines femmes ont l’habitude de faire : elles enlèvent leurs vêtements, enduisent de miel tout leur corps nu et roulent à plusieurs reprises, d’un côté et de l’autre, leur corps ainsi recouvert de miel sur du blé répandu sur un drap déposé par terre ; puis elles recueillent soigneusement tous les grains de blé adhéré à leur corps humide, placent ces grains dans une meule et font tourner la meule dans le sens contraire à la marche du soleil ; elles obtiennent ainsi de la farine avec laquelle elles font un pain qu’elles donnent à manger à leur mari, pour qu’il faiblisse et devienne impuissant ? Si oui, tu feras pénitence quarante jours au pain et à l’eau » (question 193).

Pour l’anecdote — puisque vous êtes là pour ça, non ? — cette affaire de tourner dans le sens contraire à la marche du soleil (inverso ordine) est une technique de magie négative médiévale qu’on retrouve assez couramment dans les sagas islandaises (voir la Saga des chefs du Val-au-Lac), inspirées des traditions celtiques. [D’ailleurs si tu t’intéresses aux sagas islandaises, clique ici].

Pour finir, un rituel médiéval incroyable mais vrai nous est dévoilé par Burchard au travers de la question 194. Le voici : « As-tu fait ce que certaines femmes ont l’habitude de faire : lorsqu’elles n’ont pas de pluie et en ont besoin, elles rassemblent plusieurs jeunes filles et placent à leur tête, comme leur chef, une fillette vierge ; elles la dénudent et la conduisent en dehors du village où elles trouvent de l’herbe jusquiame, qui est appelée belisa en langue teutonique ; elles font arracher cette herbe par la fillette nue avec le petit doigt de sa main droite et attachent avec un ruban les racines au petit orteil de son pied droit ; puis les jeunes filles, tenant chacune une branche dans la main, font entrer avec elles dans une rivière proche la fillette vierge, qui traîne derrière elle l’herbe ; avec les branches elles aspergent la jeune fille de l’eau de la rivière, et ainsi avec cet enchantement elles espèrent obtenir de la pluie ; après elles reconduisent de la rivière vers le village la vierge nue, en la tenant par la main, les traces de ses pieds permutées à la manière du crabe ? Si oui, tu feras pénitence vingt jours au pain et à l’eau ». Alors oui tout ceci semble abracadabrantesque et pourtant, je vous assure, Burchard ne raconte pas que des âneries. Sinon nous n’en parlerions pas ici, je n’aborde que les sujets sérieux ! D’ailleurs ce rituel d’obtention de la pluie a été étudié par quelques médiévistes et j’invite les italianophones à jeter un œil aux recherches détaillées réalisées par Golinelli, « La fanciulla del giusquiamo. Un rito medievale di propiziazione della pioggia tra storia e antropologia » (p. 415-427), et puis vous viendrez me faire un compte-rendu après !

Voilà, vous savez tout, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter un joyeux réveillon de la Saint-Sylvestre et une bonne année, bande de païens !

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BIBLIO :

  • Traduction du pénitentiel par François Gagnon, « Le Corrector sive Medicus de Burchard de Worms (1000-1025) : présentation, traduction et commentaire ethnohistorique », mémoire de l’université de Montréal, 2010.
  • Illustration de l’article : Niederrheinischer Meister, Liebeszauber, fin Xe siècle, musée des beaux-arts de Leipzig.

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