Expo Tolkien : Voyage en Terre du Milieu

Mes bons lecteurs, mes chères lectrices, ne m’en veuillez pas si le sujet du jour diffère un tantinet de mes historiettes habituelles, mais il fallait que je partage avec vous mon coup de cœur muséal de l’année. Ça s’est passé à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, il y a de cela quelques jours.

Puisqu’on ne vous peut rien celer, vous savez déjà que la BnF présente actuellement une exposition colossale dédiée à l’œuvre de Tolkien, la plus grande réalisée sur cet écrivain de génie, réunissant sur 1000 m2 plus de 300 pièces d’exception issues des trésors de la BnF et de grands musées français, mais aussi des collections de la Bodleian Library, de l’université d’Oxford et du Raynor Memorial Libraries — Marquette University. Mais comment — par quel prodige !? — dévoiler aux yeux du grand public une œuvre aussi foisonnante, sur laquelle Tolkien a cravaché pendant près de six décennies ! Ces fous-là — ceusses de la BnF — ont tenté de relever le pari. Et moi, dame ! je n’en suis pas ressortie indemne.

Par un petit matin pluvieux et gris, je m’achemine donc vers cette exposition tant attendue, gravissant avec la vigilance de rigueur le dangereux parvis de la Bibliothèque afin de ne pas commencer cette journée mémorable par une vautre (ceux qui ont pratiqué la BnF un jour de pluie savent de quoi je parle). Arrivée au seuil de l’exposition, l’appréhension est à son paroxysme : et si je sortais déçue ? Oh et puis merde flûte. Let’s go on an adventure!

La visite débute par une invitation au voyage en Terre du Milieu, histoire de familiariser le néophyte avec le monde imaginaire auquel J. R. R. Tolkien a donné vie. En suivant un parcours épuré qui met en valeur les œuvres exposées, on passe ainsi de salle en salle, traversant les différents paysages qui forment le décor du Hobbit, du Seigneur des Anneaux ou encore du Silmarillon, pour ne parler que des récits les plus célèbres de Tolkien.

Depuis le Comté — oui madame, comme le frometon ! car selon la traduction la plus fidèle à l’œuvre de Tolkien il faudrait dire « le » Comté et non « la » Comté, ce qui, de fait, colle encore mieux avec la philosophie de vie des Hobbits, ces amateurs de gras… — jusqu’en Valinor, en passant par les territoires elfiques, les royaumes nains, les forêts, le Rohan, le Gondor, Isengard et enfin le Mordor, chaque étape du voyage est jalonnée d’objets de contextualisation qui permettent d’aborder les aspects littéraires, culturels ou linguistiques de l’œuvre de Tolkien. Il s’agit de trésors dénichés par les conservateurs dans les collections les plus précieuses de la BnF (départements des Monnaies, médailles et antiques ou des Manuscrits) ou prêtés par de grandes institutions françaises (musées des Arts décoratifs, musée de l’Armée, Petit Palais, Bibliothèque nordique ou encore musée d’Orsay).

Ici, un tableau flamand présente une scène de taverne : un fumeur, la binouse à la main, entonne une chanson à boire tandis que, dans le fond, son commensal pissoit allègrement dans une bassine. Pas de doute, nous sommes bien chez les turbulents Hobbits aux pieds velus qui aiment bourrer leurs bouffardes d’herbes malicieuses. Ô heureuses créatures !

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La Chanson à boire, David II Teniers, entre 1630 et 1690, Petit Palais.

Là, des armes anciennes, des gravures et des peintures représentent, voilés de brume, les hautes tours et les remparts crénelés d’une antique forteresse ou encore un champ de bataille médiéval avec ses chevaliers en armure, ses archers et ses trébuchets. Nous sommes cette fois-ci au royaume des Hommes.

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Siège de Troie. Guido delle Colonne. Histoire de la destruction de Troyes la grant, BnF, XVe siècle.

Plus loin, un tableau préraphaélite et des bijoux de style Art nouveau nous rappellent l’esthétique élégante et féerique des elfes.

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Pendentif « Le Parfum », maison Vever, vers 1900. Musée des Arts décoratifs.

Enfin, si je vous dis que l’on trouve aussi des inscriptions runiques, des métaux et de minéraux précieux, vous devinerez sans peine que l’on a atterri en territoire nain.

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J’ai oublié de noter, hypnotisée que j’étais par la diaprure de ces beautés.

Autant vous dire que ces épées, ces pierres et ces gemmes miroitaient aux yeux de la rôliste que je fus naguère (une fieffée roublarde à tendance cleptomane) comme d’irrésistibles objets de quête que j’aurais bien aimé fourrer dans mon escarcelle. À MOI L’ARKENSTONE ! Mais ne vous y risquez pas, malheureux, de satanées alarmes se déclenchent instant’…

Tous ces précieux artefacts et vestiges du passé, qui ont nourri l’imaginaire de l’homme féru d’histoire et d’arts qu’était Tolkien, sont donc présentés en regard de plusieurs de ses manuscrits et dessins originaux exposés pour la première fois en France. Et bon sang, cet homme avait décidément tous les talents ! Car en plus de manier la langue (et les langues !) avec délice, Tolkien est aussi un merveilleux dessinateur, l’inventeur de nombreuses cartes, jaquettes et de toute autre illustration liée à ses œuvres. Dessinés avec finesse et calligraphiés avec un soin infini, ces documents d’archives uniques comportent parfois tant de strates de corrections qu’ils s’apparentent à de vieux palimpsestes. Tolkien ou la recherche de la justesse !

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Le Seigneur des Anneaux, livre V, chap. 5 : « La chevauchée des Rohirrim », vers 1946, Marquette University. © The Tolkien Estate Ltd /The Tolkien Trust

« […] la forme voûtée du roi se redressa tout à coup : il parut de nouveau grand et fier ; et, debout sur ses étriers, il cria d’une voix forte, plus claire qu’aucune voix de mortel jamais entendue par tous ceux qui étaient là :
Debout, debout, Cavaliers de Théoden ! C’est l’heure du courroux : fureur et massacre ! la lance soit secouée, l’écu fracassé, jour d’épée, jour de rouge, avant le jour levé ! Au galop ! Au galop ! Tous au Gondor !
Sur ce, il saisit un grand cor de la main de Guthláf, son porte-étendard, et il y souffla avec une telle force que la corne se rompit. »

Par ses descriptions somptueuses, jonglant avec les mots et les couleurs tel un funambulesque ménestrel, et maniant avec dextérité le poids des mots et la musicalité des phrases, il nous entraîne au plus profond de l’abîme ou bien nous élève, façon sylphide, jusqu’aux cimes. Et vous l’entendez, tout comme moi, ce puissant cor qui résonne au loin dans la vallée. Le talent, que voulez-vous que je vous dise, le talent ! Lire Tolkien, en somme, c’est assister à un spectacle total qui éclabousse les yeux stupéfaits du lecteur qui n’était pas préparé et qui régale l’amateur averti qui est venu là quérir sa dose. Je m’enflamme ? Certes. Imaginez donc l’effet que me firent les extraits de vidéos grâce auxquelles on peut entendre la voix sonore, pleine de rythme, d’allant et de malice de ce bon vieux Tolkien !

Après toutes ces émotions, l’œil humide et les mains moites, je me cramponne à mon sac à main avec la vaillance d’une mère-grand passé minuit qui sait qu’elle chemine tout droit vers le Mordor. Hé oui, après cette folle gambade, c’est bien la suite logique du voyage. Ce qu’il se passe là-bas, je ne vous le raconterai pas. Toujours est-il qu’une dizaine de minutes plus tard, un brin décoiffée, je m’apprête enfin à quitter l’exposition en me dirigeant vers un long couloir au bout duquel j’espère de tout cœur tomber sur une providentielle machine à café, et peut-être quelque âmes qui vivent avec qui « gratter l’amitié » le temps de reprendre mes esprits.

Que nenny ! Les conservateurs de la BnF avaient pourtant prévenu : « on sort le grand jeu », qu’ils avaient dit. Aussi, au bout du tunnel, pas de Selecta, mais la seconde partie de l’exposition. Et me voilà téléportée dans la prestigieuse université d’Oxford, là où le professeur Tolkien a passé la plus grande partie de sa vie.

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Tolkien et ses potos à Oxford.

En effet, c’est là que le jeune boursier débarque à 19 ans pour faire ses études. Lui qui est devenu orphelin de père à 4 ans et de mère à 12, trouve à Oxford une nouvelle famille parmi les autres étudiants et s’investit pleinement dans la vie de l’université. Après un épisode tragique durant lequel il est envoyé dans l’enfer des tranchées de la Somme en 1916, et où périssent plusieurs de ses camarades, il revient à Oxford où il est nommé professeur en 1925. Dès lors, il s’attache à enseigner avec passion le vieil-anglais et la littérature anglaise médiévale. Lorsqu’il écrit le Hobbit, en 1937, il est loin d’imaginer qu’il deviendra l’une des figures littéraires les plus célèbres de son siècle.

C’est donc dans les pas de cet honorable professeur de langues et littératures médiévales, de ce spécialiste internationalement reconnu, que l’on est invité à marcher. Déjà fébrile, j’évolue à présent dans un magnifique décor reproduisant la salle de lecture de la Bodleian Library. Un vaste espace meublé de vitrines sous lesquelles sont exposés, ouverts, des ouvrages sur lesquels le professeur Tolkien a travaillé des heures durant, noircissant de pleins cahiers de notes et de réflexions.

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Snorri Sturluson, Heimskringla, Histoire des rois de Norvège, bibliothèque Sainte-Geneviève, 1899.

Aux côtés des sagas islandaises et des textes nordiques, sont présentés des romans de chevalerie tel Sir Gawain and the Green Knight (XIVe siècle) ou encore de vieux poèmes épiques comme Beowulf (VIIe siècle). Des récits médiévaux rédigés en langue vernaculaire que Tolkien a traduits et édités afin de dévoiler aux lecteurs modernes leur profonde richesse. Et quel plaisir de flâner parmi ces vieux volumes aux épaisses reliures de cuir, et de s’attarder à tenter de déchiffrer quelques lignes de ces pages jaunies par le temps. L’atmosphère est devenue studieuse et même les visiteurs, pris au jeu, chuchotent, sans doute dans la crainte de voir surgir une terrifiante bibliothécaire à lunettes armée d’une pancarte : « SILENCE !… I’ll kill you. »

Tout à coup, je me surprends à rêver que ce n’est pas sur une vitrine que je me penche, mais par-dessus l’épaule du grand médiéviste comme pour l’épier tandis qu’il travaille, le front empreint d’une merveilleuse gravité, à déceler le sens caché de ces textes, à en recenser les mirages. Car avec Tolkien, pas d’esbroufe ! Face aux labyrinthes du texte, il cherche, attentif exégète, à révéler l’exacte signification à demi-effacée sous la poussière des siècles, de tel ou tel mot. Un travail de longue haleine et de labeur — Ô éloge de la lenteur ! — que de décortiquer les multiples facettes d’une langue disparue…

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George Hickes, Thésaurus des anciennes langues du nord, 1703-1705, BnF.

En observant ces vieux feuillets gondolés, creusés par l’empreinte des caractères typographiques ou griffés par la plume des copistes et des rubricateurs, pleins de reliefs, de déchirures parfois, mais aussi d’ornementations et de fioritures folles, je ne peux m’empêcher de penser aux cartes géographiques dessinées par Tolkien pour donner vie à la géographie de son monde. Avec leur riche toponymie et leurs fines descriptions des paysages, elles sont pour Tolkien le support du récit et permettent de suivre les héros dans leurs aventures. Tout comme ces pages racornies par le temps, les cartes de Tolkien présentent des zones dangereuses, accidentées, et des édens enchantés telle la dorure d’une lettrine, mais aussi d’épaisses forêts, des mondes chtoniens et caverneux, comme le sens de ces mots qui demeureront intraduisibles pour le profane.

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La Contrée sauvage, Illustration du Hobbit, 1937. Bodleian Library. © The Tolkien Estate Ltd /The Tolkien Trust

Si proche de ces ouvrages séculaires, comment ne pas se laisser happer, comme le fut Tolkien, par la poésie et le romanesque des textes médiévaux, de ces chants et de ces contes qui manient avec virtuosité l’allégorie, combinent mélodie et prosodie, pour se faire support d’imaginaires. Ils sont les témoins des savoirs, mais aussi des inquiétudes d’hommes qui se sont interrogés, en leur temps, sur leur époque et ont tenté de résoudre moult énigmes pour comprendre les mystères du monde. Tolkien ne s’est-il pas, lui aussi, réfugié dans ces textes, en quête de réponses ? Quoi qu’il en soit, on comprend sans peine que l’amoureux des langues ait trouvé dans cette matière fascinante une source d’inspiration féconde pour écrire des récits rythmés de chansons et de poèmes et pour inventer de si riches dialectes.

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La lettre du Roi, 3e version (rédigée en tengwar), Marquette University, années 1950. © The Tolkien Estate Ltd /The Tolkien Trust

À la façon des chroniqueurs médiévaux, Tolkien a tenté de rendre ses récits merveilleux les plus vraisemblables possible. C’est pourquoi il s’est attaché à décrire avec minutie les différents modes de vie, les goûts et les vêtements, mais aussi les généalogies de ses personnages, faisant de la Terre du Milieu un univers très élaboré dans sa chronologie, sa géographie, ses cultures et ses langues.

J. R. R. Tolkien a mis dans son œuvre tout son savoir, son érudition, son expérience d’homme, avec une générosité sans limites. C’est ce travail remarquable de créateur de mondes, de démiurge, qui donne l’impression, en lisant l’œuvre de Tolkien « qu’existent à l’infini des histoires à raconter : [comme] des montagnes vues au loin, que l’on n’escaladera jamais » (lettre à son fils Christopher en 1945). Bref, saluons la grandeur ! Tolkien est source de vie, Tolkien est un vivant. Voilà ce qu’il faut retenir. Merci à la BnF d’avoir tenu sa promesse. De quel plus bel hommage pouvait-on rêver ?

J’espère que la visite vous a plu et que vous allez maintenant vous ruer à la BnF. Pour soutenir le blog, rendez-vous sur Tipeee ! C’est simple, rapide et puis ça m’aide beaucoup ! Merci, et à bientôt pour de nouvelles aventures !

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5 réflexions sur “Expo Tolkien : Voyage en Terre du Milieu

  1. Merci pour ce merveilleux article qui m’a fait momentanément voyager parmi les contrées de la Terre du Milieu. Il est a présent impératif que je vois cette expo de mes yeux propres. Que-dis-je, que je la vive même! Et lorsque je m’égarerai au milieu du Mordor, je tâcherai de me rappeler: « tous ceux qui errent ne sont pas perdus ».

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