L’agalmatophilie, le vice des peloteurs de statues

Songer à coïter à la vue d’une statue, dans un musée, un jardin public ou dans la rue, si cette drôle d’idée vous a déjà traversé l’esprit alors vous êtes peut-être atteint de cette curieuse manie que l’on nomme l’agalmatophilie. Vous l’aurez compris, aujourd’hui, en plus de vous faire découvrir un nouveau mot que vous réussirez à replacer sans peine lors de votre prochain dîner, je vais vous parler d’un phénomène étrange, d’une obsession bizarre, dont on trouve trace dès l’Antiquité.

En effet, si les statues pouvaient parler, certaines de ces beautés séculaires aux formes parfaites nous raconteraient les odieux outrages dont elles furent les victimes au cours des siècles. Car il est des personnes chez lesquelles la contemplation d’une statue, ou parfois d’une peinture, peut déclencher les plus incontrôlables désirs, une envie soudaine de bramer comme un cerf et de se jeter sur elle pour la caresser, l’étreindre et enfin s’y frotter.

Bien entendu, je ne parle pas ici du plaisir innocent qui consiste à effleurer du bout des doigts la douceur marmoréenne pour apprécier la finesse de l’ouvrage. Non, je parle d’attouchements frénétiques accompagnés d’intentions plus voluptueuses, plus licencieuses. Cette manie d’aller peloter de pauvres statues sans défense dans un but de jouissance est connue sous le nom d’agalmatophilie – du grec « agalma » (statue, image) et « philia » (amour) – qui signifie l’amour des statues. À ne pas confondre avec l’agalmatorémaphobie qui est la peur de voir des statues se mettre soudainement à parler… Du style : « Retire tes sales pattes de là ! »

IMG d'accroche FRANCE. 1989. French sculptor Joseph Erhardy at his studio, photo de Henri Cartier Bresson
Le sculpteur Joseph Erhardy par Henri Cartier Bresson (1989).

Si l’idée peut prêter à sourire, vous allez voir que l’agalmatophilie est pourtant un sujet on ne peut plus sérieux. On retrouve d’ailleurs de nombreuses anecdotes agalmatophiles, relatant les déboires de personnages tombés amoureux de statues et ayant pratiqué sur celles-ci l’acte sexuel, dans la littérature des premiers siècles. C’est ce que rapporte la passionnante étude de Danielle Gourevitch consacrée à « Quelques fantasmes érotiques et perversions d’objet dans la littérature gréco-romaine » (1982) ou encore celle de Renaud Robert intitulée « Séduction érotique et plaisir esthétique : de Praxitèle à Ovide » (1992). Aussi, permettez-moi de vous relater quelques-unes de ces anecdotes plaisantes.

Dans la pièce de théâtre Alceste écrite par Euripide au Ve siècle avant J.-C., Admète, le roi de Phères, demande à son épouse Alceste de bien vouloir, dans sa grande bonté, mourir à sa place pour qu’il puisse jouir de la vie éternelle. Bon, jusqu’ici rien d’anormal, on est dans la tragédie grecque. La brave femme accepte et, comme Admète est un chic type, il va tenter de la rassurer quelque peu avant l’heure de son fatal sacrifice en lui promettant de faire réaliser une statue à son effigie pour que celle-ci la remplace dans le lit conjugal. « Représenté par la main experte des sculpteurs, ton corps sera étendu sur mon lit ; auprès de lui, je me coucherai, et l’enlaçant de mes mains, appelant ton nom, c’est ma femme chérie que je croirai, bien qu’absente, tenir dans mes bras » lui dit-il sans ambages. En voilà une délicate attention ! Ça vous rendrait la mort plus douce, vous ? Moi non.

Mais il faut bien reconnaître que les sculpteurs antiques avaient un talent inouï pour réaliser les imitations plastiques les plus réalistes, cherchant à se rapprocher au plus près du vivant et même à en sublimer la beauté. On se souvient d’ailleurs de la fameuse fable de Pygmalion racontée par Ovide dans ses Métamorphoses (Livre X, 243-297). Pygmalion, un sculpteur habitant Chypre, a décidé de vivre en célibataire dégoûté qu’il est par les femmes de son île, les Propétides, sortes de sorcières cannibales aux mœurs dissolues. Mais l’homme est un sculpteur talentueux et voilà qu’il se met à sculpter, dans l’ivoire le plus pur, la statue d’une femme splendide en « lui donnant une beauté avec laquelle nulle femme ne peut naître ». Tant qu’à faire. Bien entendu, ce qui devait arriver arriva : Pygmalion tomba amoureux de son œuvre et commença à la considérer comme sa compagne, lui parlant, la couvrant de baisers, la caressant et l’allongeant dans sa couche. Fou d’amour, il supplia la déesse Vénus de lui donner une épouse semblable à sa vierge d’ivoire. Vénus, plutôt complaisante, décida de donner vie à la statue au grand ravissement de Pygmalion qui, enchanté de pouvoir enfin faire des turlutaines avec sa création, ne perdit pas une seconde pour consommer le mariage sous le regard concupiscent de la déesse. Ci-dessous, en mode roman-photo, quelques miniatures extraites de l’histoire de Pygmalion contée dans le Roman de la Rose (XVe siècle).

Pygmalion, Roman de la Rose, Bodleian Library MS Douce 195, XVe siècle.png
Miniatures du Roman de la Rose.

 

Malheureusement, dans la vraie vie, les statues ne s’incarnent pas pour assouvir les fantasmes sexuels des agalmatophiles. Aussi ces étranges histoires finissent-elles souvent par une grande frustration voire par la mort. Ce fut le cas d’un amoureux de l’Aphrodite de Cnide sculptée par Praxitèle. Cette statue d’Aphrodite entièrement nue — avec toutefois la main droite pudiquement placée en lieu et place de la traditionnelle feuille de figuier — avait été sculptée au IVe siècle avant la naissance du petit Jésus dans le marbre de Paros. Il existe aujourd’hui de nombreuses répliques de cette Aphrodite dont une de l’époque hellénistique, conservée au musée du Vatican. La voici :

Statue du type de d'Aphrodite de Cnide dite Vénus du Belvédère, Musée Pio Clementino, Vatican
Statue du type d’Aphrodite de Cnide dite « Vénus du Belvédère », musée Pio Clementino, Vatican.

Cette statue, donc, fut installée à Cnide dans un temple dédié à la déesse. Et voici ce que Lucien de Samosate (IIe siècle) nous raconte dans ses Amours lorsqu’il relate la visite de trois compagnons au temple de Cnide, tombés en admiration devant la statue : « À cette vue, Chariclès, transporté d’une espèce de délire, ne put s’empêcher de s’écrier : “Heureux Mars, entre tous les dieux, d’avoir été enchaîné pour cette déesse !” En disant cela, il court à la statue, et, serrant les lèvres, tendant le cou autant qu’il le pouvait, il lui donne un baiser. » Après avoir fait le tour de la statue et avoir contemplé à loisir sa “beauté postérieure”, son ami Callicratidas, s’exclama à son tour : « Par Hercule ! que ce dos est bien proportionné ! Que ces flancs charnus offrent une agréable prise ! Comme ces chairs s’arrondissent avec grâce ! Elles ne sont point trop maigres ni sèchement étendues sur les os ; elles ne se répandent pas non plus en un embonpoint excessif ! Mais qui pourrait exprimer le doux sourire de ces deux petits trous creusés sur les reins ? » Se faisant, les trois gusses qui lorgnaient la statue d’assez près, aperçurent une tache un peu louche en haut de sa cuisse et interrogèrent la prêtresse, gardienne des lieux. Celle-ci leur raconta alors l’histoire d’un jeune homme passionnément amoureux de la statue et qui venait la contempler chaque jour. Un soir, n’y tenant plus, le jeune intrépide réussit à se faire enfermer dans le temple pour pouvoir passer toute la nuit auprès de la statue et assouvir, à l’abri des regards, son inavouable désir. Patatrac, pas besoin de vous faire un dessin, notre homme parvint à ses fins. Aussi le lendemain, poursuivit la prêtresse, « on découvrit des vestiges de ses embrassements amoureux, et la déesse portait cette tâche comme un témoin de l’outrage qu’elle avait subi. » Le jeune amoureux, quant à lui, s’élança dans la mer et disparut pour toujours.

Dans la même veine, on peut rapporter l’histoire relatée par Athénée de Naucratis, au IIIe siècle, dans ses Deipnosophistes : celle de Cleisophos de Sélymbrie qui, tout comme le jeune homme du temple de Cnide, était tombé amoureux d’une statue de marbre du temple de Samos. Après s’être lui aussi laissé enfermer dans le temple – Une nuit au musée 2– il avait commencé à s’unir à la statue mais ses ardeurs avaient rapidement été refroidies par la fraîcheur et la dureté de la pierre. Il dut donc recourir à un subterfuge pour terminer sa petite affaire plus commodément. Ainsi, « par le moyen de quelque chair qu’il mit autour du rocher, il ne laissa pas d’accomplir une jouissance très impure ». Je rappelle au passage qu’on n’est pas censés jouer avec la nourriture.

Poursuivons avec une anecdote amusante rapportée cette fois-ci par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle (XXXIV, 32) où l’on apprend que Néron avait eu un gros coup de cœur pour Eucnémos, une statue d’Amazone « aux belles jambes », œuvre du sculpteur Strongylion. Aussi il ne la quittait plus et l’emmenait dans tous ses voyages. Remarquez, quand on a des serviteurs pour porter les valises…

Dans les Épistres amoureuses d’Aristénète, on nous raconte encore l’histoire d’un peintre tombé amoureux d’une de ses œuvres. « J’ay portrait une belle fille, et puis je suis devenu amoureux de ce portrait » nous dit-il tout penaud. Et le pauvre y croit, à cet amour, et y met toute la bonne volonté du monde : « Et moy par fois j’approche mon oreille pour escouter ce qu’elle voudroit dire, mais la trouvant muette, je cueille des baisers sur sa bouche, sur la fossette de ses joues, sur la vousture de ses sourcils, et la prie de m’embrasser et faire la chousette. » [Hop là — temps mort — on ne pouvait pas la laisser passer comme ça celle-là ; donc “faire la chousette”, qui signifie “faire la chose”, est à rajouter dans votre liste des expressions rares et précieuses, parce qu’on n’aura jamais assez de vocabulaire pour parler d’amour]. Reprenons le récit de notre triste sire qui commence à comprendre que cette affaire va mal finir : « Mais elle, en guise de Courtisane qui allèche son ami, ne sonne mot. Je la jette donc sur un lict, la serre entre mes bras, et l’approche de mon sein, pour essayer s’elle pourrait donner remède à mon ardent désir. » Aïe, aïe, aïe, c’est mal barré, mon jeune ami. En fin de compte le peintre comprend qu’il n’obtiendra rien de sa belle inanimée : « Au contraire le tableau m’affolla davantage. Je devins tout perclus et transi, et y a grand danger qu’à la parfin je ne meure pour trop aimer ». Morale de l’histoire : l’agalmatophilie est une pratique dangereuse pour la santé (mentale).

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Qu’est-ce que tu r’gardes ? Photo d’Elliott Erwitt, musée du Louvre.

Mais il faudra attendre le XIXe siècle, et notamment les travaux des médecins Heinrich Kaan, Krafft-Ebing et Moreau de Tours pour que ces étranges obsessions commencent à intéresser le milieu médical et que l’on se penche avec sérieux sur l’étude des cas d’agalmatophilie. Dans Des aberrations du sens génésique (1887), le docteur Moreau de Tours fait d’ailleurs référence à un article du journal l’Événement (4 mars 1877) relatant l’histoire récente d’un jardinier tombé éperdument amoureux d’une statue de la Vénus de Milo et qui fut surpris en train de tenter le coït sur la vulnérable créature de pierre.

Ces histoires de perversions sexuelles, vous l’imaginez bien, intéressèrent au plus haut point le père de la psychanalyse, Sigmund Freud. Dans son étude intitulée Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen (1907), Freud s’appuie sur une fiction publiée par le romancier allemand Wilhelm Jensen en 1903, La Gradiva, une fantaisie pompéienne. Dans cette nouvelle, le héros, un archéologue du nom de Norbert Hanold, se fait installer dans son bureau le moulage d’un bas-relief qu’il a pu observer au musée Chiaramonti du Vatican, représentant une jeune fille qui marche en soulevant légèrement les pans de sa robe.

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Bas-relief du musée Chiaramonti

Dans l’histoire de Jensen, l’archéologue, subjugué par la singularité de la démarche de la demoiselle, lui donne le nom de « Gradiva » qui en latin signifie « celle qui s’avance ». Bientôt cette figure de pierre commence à hanter les pensées et les songes du jeune Norbert, ce qui l’entraine dans diverses péripéties. Freud, qui a publié quelques années plus tôt un ouvrage intitulé L’interprétation des rêves (1899) se servira de l’histoire de la Gradiva pour montrer combien la matière littéraire peut servir la théorisation psychanalytique notamment dans le cadre de l’étude des rêves, fussent-ils sortis tout droit de l’imagination des écrivains. Passionné par cette étude, Freud se rendra à son tour au musée du Vatican et, tout comme l’archéologue de la fiction, se procurera lui aussi un moulage de plâtre de la donzelle qu’il installera dans son cabinet de consultation à Vienne. Décidément, cette Gradiva aura fait chavirer bien des cœurs. Elle inspira même par la suite Dalí, André Breton, Roland Barthes ou encore Alain Robbe-Grillet !

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Cabinet de Freud à Vienne (1938). On voit la reproduction de la Gradiva à droite du divan.

Comme quoi, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de séduction des statues, véritables objets de désir et de plaisir.

Et je ne peux vous quitter sans rappeler le culte sexuel dont fait l’objet, aujourd’hui encore, la sépulture de Victor Noir installée au cimetière parisien du Père-Lachaise. Ce gisant de bronze réalisé par le sculpteur Jules Dalou en 1890 représente le corps du jeune journaliste tel qu’il aurait été retrouvé après avoir été assassiné par Pierre Bonaparte, le neveu de Napoléon Ier.

Gisant de Victor Noir
Gisant de Victor Noir, Cimetière du Père-Lachaise

Au premier coup d’œil on constate une généreuse proéminence à l’endroit de la braguette de Victor, gibbosité d’ailleurs parfaitement lustrée par des attouchements répétés et frénétiques. En effet, à partir des années 1960, une légende urbaine issue d’un canular répandit l’idée que les femmes stériles qui se frotteraient aux parties génitales du gisant recouvreraient leur fécondité, ou pour les messieurs leur virilité. On dit encore qu’en baisant son visage on peut faire revenir à soi un amour perdu. Du coup… voilà le résultat ! Pauvre garçon.

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Ainsi, depuis des décennies, la statue est prise d’assaut par une foule de superstitieux et il n’est pas rare, en flânant dans les allées du cimetière, de tomber sur des visiteurs à califourchon sur le pauvre Victor, en pleine séance de rodéo ou de twerk endiablé. Allez donc jeter un œil, la prochaine fois que vous vous y baladerez ! Avant de partir, si vous avez trouvé cette lecture plaisante, prenez deux secondes pour soutenir mon travail en faisant un petit don sur Tipeee. J’ai vraiment besoin de votre soutien pour continuer d’écrire ces articles gratuits et accessibles à tous et pour pouvoir envisager de nouveaux projets d’écriture emplis d’histoire et d’humour. Pour m’aider, c’est par ici. Merci à tous 🙂

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MA BIBLIO :

9 réflexions sur “L’agalmatophilie, le vice des peloteurs de statues

  1. J’ai adoré et noté cette perversion (quoique) et le mot que j’ignorais.
    Personnellement les statues me foutent la trouille et je me garde bien d’y toucher. J’aime croire que l’esprit de la personne représentée est là, tapi sous le marbre, et prêt à me jeter une malédiction à la figure.

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  2. […]
    Il proclamait à sons de trompe à tous les carrefours :
    « Il ‘y’a qu’les imbécil’s qui sachent bien faire l’amour,
    La virtuosité, c’est une affaire de balourds ! »
    Corne d’aurochs.
    Il potassait à la chandell’, ô gué ! ô gué !
    Des traités de maintien sexuel, ô gué ! ô gué !
    Et sur les femm’s nu’s des musé’s, ô gué ! ô gué !
    Faisait l’brouillon de ses baisers, ô gué ! ô gué !
    […]
    (Georges Brassens, Corne d’aurochs)

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  3. En tant que Priscilhistorigollophile , j’ai lu avec beaucoup d’intérêt cet article . Une surprise quand même , pas trace de dames amoureuses de statues alors qu’il existe des statuettes grecques en pleine forme plus à même de les satisfaire

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  4. Bel article bien renseigné ! Pour notre (défunt blog) nous avions noté quelques tripoteurs (et tripoteuses) qui ont laissé des traces comme sur la poitrine de Dalida à Montmartre. Et pour les podophiles étudiants, la chaussure de Montaigne face à la Sorbonne censée procurer de bonnes notes aux examens.

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