Le mot de Cambronne

L’histoire du « mot de Cambronne » est celle du bataillon de grenadiers de la vieille garde impériale se tenant sur le front de Waterloo face aux Anglais de Wellington et aux Prussiens de Blücher. Nous sommes le 18 juin 1815, dans le Brabant wallon, non loin de Mont-Saint-Jean, en pleine bataille de Waterloo. Depuis plusieurs heures les batteries prussiennes et anglaises canardent l’armée napoléonienne et, tandis que la bataille fait rage, l’empereur cavale de régiment en régiment pour rassurer les troupes qui subissent de lourdes pertes. Dans ce tumulte, le général nantais Pierre Jacques Étienne Cambronne, qui dirige un bataillon de chasseurs à pied de la garde impériale, est grièvement blessé par un éclat d’obus à la tête, tombe à la renverse de son cheval et demeure gisant au milieu du champ de bataille. C’est alors que, encerclé et sommé de se rendre par le général britannique Colville, Cambronne aurait vaillamment rétorqué : « LA GARDE MEURT ET NE SE REND PAS ! ».

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Cambronne à Waterloo (illustration non contractuelle, source).

Quelques jours après la bataille, ces paroles poignantes sont rapportées par un des rédacteurs du Journal général de France (en date du 24 juin 1815) qui, trop fier de son scoop, relate avec emphase l’héroïque résistance de la vieille garde sur le champ de bataille de Waterloo. Immédiatement, la formule éloquente de Cambronne est relayée par des dizaines d’autres journaux au point de créer un véritable engouement autour de la figure hardie et intrépide de l’illustre général, cet officier qui préfère la mort à la reddition.

Oui, mais… L’ironie de la situation c’est que — pendant que la France pleure cet audacieux personnage, et que les écrivains s’arment de leur plus belle plume pour lui dédier de poignantes oraisons funèbres — pendant ce temps-là dis-je, notre cher Cambronne (qui n’est pas mort !) s’est bel et bien rendu, et a été fait prisonnier par les Britanniques tandis que le dernier bataillon sur place, le « dernier carré », se faisait décimer. Ce fut un abominable carnage. Seule une poignée d’hommes, pour la plupart grièvement blessés, réussirent à survivre en profitant de l’obscurité pour regagner péniblement la chaussée de Charleroy où ils furent secourus par le régiment du sergent Mauduit. Notre journaliste du Journal général n’avait tout simplement pas vérifié son information…

Quelque temps plus tard, le général niera formellement avoir prononcé lesdites paroles sur le champ de bataille : « Je n’ai pas pu dire « La Garde meurt mais ne se rend pas », puisque que je ne suis pas mort et que je me suis rendu » (G. Bechtel, Dictionnaire des révélations historiques et contemporaines). En effet, ça ne fait pas très sérieux… Et c’est au Journal des débats (16 décembre 1818) de rétablir la vérité publiquement en affirmant : « Nous nous faisons un devoir de déclarer que tout Paris a pu savoir de la bouche du général Cambronne lui-même qu’il avait appris cette exclamation monumentale par la gazette et qu’il ne se souvenait nullement d’avoir rien dit qui s’en approchât ». Alors, d’où sortent-elles ces vibrantes paroles et d’ailleurs, ont-elles jamais été prononcées ?

À la mort de Cambronne, le 28 janvier 1842, on voulut honorer la mémoire du général en faisant ériger dans sa ville natale de Nantes une statue sur le socle de laquelle seraient gravées les fameuses paroles « La garde meurt et ne se rend pas ! ». C’est alors qu’entre en scène la famille du lieutenant général Michel, tué au combat à Waterloo. Ces derniers adressèrent au roi Louis-Philippe Ier une requête demandant la suppression de cette phrase et affirmant qu’elle avait été prononcée par feu le général Michel et non point par Cambronne. Mais la requête n’aboutit pas et l’affaire fût classée sans suite. Malgré le doute planant sur ces légendaires paroles, certaines sources historiques ne redoutèrent pourtant pas de les relater. Ainsi Adolphe Thiers, dans son vingtième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire (paru en 1862), raconte : « À ce moment-là on entend ce mot qui traversa les siècles, proféré selon les uns par le général Cambronne, selon les autres par le colonel Michel : La garde meurt et ne se rend pas ! ». Prudent, le Thiers. Pour d’autres, cette exclamation n’a définitivement jamais été prononcée, c’est du moins ce que rapportent les auteurs de Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français de 1792 à 1815 qui affirment « des officiers de ce bataillon nous ont assuré qu’ils n’avaient rien entendu de pareil ».

En vérité nous ne saurons probablement jamais le fin mot de cette histoire. Mais en parlant de fin mot, n’en est-il pas un autre qui soit souvent attribué à Cambronne, un fameux mot composé de cinq lettres ? Ça y est, vous y êtes ! Et ce mot-là — ce mot interdit et qui est demeuré le plus célèbre — c’est chez l’ami Victor Hugo qu’il faut aller le chercher, parmi les pages des Misérables (II. Cosette, livre I, 14, « Le dernier carré ») lorsque l’auteur raconte, à sa manière, vingt ans après la mort de Cambronne, la scène tragique de la bataille de Waterloo. Voici l’extrait, on parle des braves grenadiers :

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Les Misérables (source).

Ainsi, lorsque l’étau se resserre sur le dernier bataillon, c’est un « MERDE ! » tonitruant que Victor Hugo glisse entre les lèvres de son héros, avant de poursuivre un peu plus loin : « L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n’est pas Napoléon en déroute, ce n’est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à cinq, ce n’est pas Blücher qui ne s’est point battu, l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. » Ahhh Victor, c’est tant beau ! (soupir)

Bon. Il est certain que les récits de la bataille de Waterloo firent grand effet sur le jeune Victor alors âgé de 13 ans et l’on comprend que l’homme de 60 ans veuille rendre hommage à ce noble officier. Mais ce juron qu’il fait jaillir de la fougueuse poitrine de Cambronne, est-il le fruit de l’imagination poétique et romantique de notre auteur ? Car si c’est une fantaisie littéraire, elle n’a pas été sans conséquence. Ainsi, quelques jours après la publication du tome II des Misérables (1862), une enquête était diligentée à la demande de M. Cuvillier-Fleury, rédacteur au Journal des débats, offusqué par la crudité d’un tel vocabulaire et demandant que lumière soit faite sur la véracité des propos tenus par le romancier. La préfecture du Nord se chargea de cette affaire et l’on fit venir un témoin de la scène, Antoine Deleau, grenadier du 2e régiment de la vieille garde. Le procès-verbal en date du 30 juin 1862, relate que l’homme, alors âgé de 70 ans, a confirmé avoir entendu le général Cambronne répéter à deux reprises « La garde meurt et ne se rend pas ! » puis, après avoir essuyé une nouvelle décharge des Anglais suivie d’une dernière sommation de se rendre, le général aurait — toujours selon notre témoin — répondu « par un geste de colère accompagné de paroles que je n’entendis plus, atteint en ce moment d’un boulet qui m’enleva mon bonnet à poils et me renversa sur un tas de cadavres ». Ah ! la belle affaire… Bref, on est pas plus avancés.

Pour résumer : le dernier témoin de cette historique scène soutient mordicus avoir entendu le général Cambronne répéter à plusieurs reprises une phrase que ce dernier désavoue lui-même, et nous ne saurons jamais quelles furent précisément les paroles colériques qu’il envoya finalement à la figure du général anglais parce que le témoin avait les oreilles qui bourdonnaient. On sait toutefois que Cambronne était un adepte du mot de cinq lettres, il est donc probable que ce juron lui soit sorti de la bouche, bien qu’il ne l’ai jamais revendiqué. Quoi qu’il en soit, c’est bien à Victor Hugo que le « mot de Cambronne » doit sa postérité.

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MA BIBLIO :

7 réflexions sur “Le mot de Cambronne

  1. C’est parfait.
    j’ai lu, mais je ne sais plus où, qu’un jour, alors que Cambronne était avec son beau fils au bord d’une rivière, le torse nu , montrant ses cicatrices, son beau fils lui demanda:
    mais enfin, général, ce mot , vous l’avez dit?
    et Cambronne de répondre
    Ah ! Mais tu m’emm…à la fin !
    se non e vero !

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  2. Savoirs D’Histoires , bonjour et un beau week , tant de mots doux et crus ont été attribués aux grands hommes , bon ou mauvais , depuis la nuit des temps , es ce que la chair à canon , na pas le droit de cité , toujours est il que les lauriers vont souvent aux premiers nommés , et des nèfles pour les autres , en parlant de fruits , dans la bataille des Ardennes à Bastogne encerclé par les Allemands , un émissaire du IIIème Reich , c’est pointé avec le drapeau blanc pour obtenir la reddition de l’armée Américaine , et en réponse l’émissaire à eu ces mots « des Nèfles » , comme quoi l’humour est plus important que la vie en temps de guerre . Bref , il est coutumier de dire ou faire des gestes , pour déconcerter l’ennemi , en exemple les Ecossais qui relevais leurs kilts , face aux Homards Rouges , ou bien les doigts des Archers Anglais face à leurs frères Français pendant la guerre de cent seize ans . Moi j’adore tout tes textes , et je vois que tu te fait violence pour nous relater , des faits Historique , simplement pour dire chapeau .

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  3. Une fameuse histoire….reste que la vérité est donc certainement moins glorieuse que ce que l’on aimerait émaner de ce Cambronne.

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  4. Très complet et on ne peut plus fascinant ! Parfois, on emploie une expression sans réellement connaître son histoire. Même si, on s’en doute bien, les légendes sont toujours un peu exagérées. Peut-être que la réalité est un tantinet moins clinquante ! :p

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