La conspiration des bas nylon

Aujourd’hui, je vous invite à jeter un coup d’œil, en tout bien tout honneur évidemment, sous les jupes des élégantes du XXe siècle.

Mais commençons d’abord par un brin d’histoire. En Occident, pendant des siècles, les seuls à exposer au vu et au su de tous leurs bas — leurs chausses — étaient les hommes. Il y eut, entre autre, les hauts-de-chausses et les bas-de-chausses, les premiers s’attachant à l’extrémité du pourpoint et les seconds au niveau du genou. Selon les situations et les postures cet accoutrement pouvait avoir un petit côté ridicule, voyez vous-même…

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Martyr de saint Étienne, Latin 757, fol. 286v, 1350-1378, BNF.

Les dames portaient elles aussi ce genre d’attirail, bien planqué sous leurs jupes, principalement pour se réchauffer durant les longs hivers. Il n’était pas question pour ces dernières de montrer les lignes affriandantes de la gambette ! Il faudra attendre fort fort longtemps, le début du XXe siècle, pour que les mœurs et la mode permettent aux femmes de commencer à découvrir timidement leurs chevilles, puis leurs mollets et enfin — au hasard d’un léger coup de vent — laisser entr’apercevoir la voluptueuse rondeur d’un genou… Jésus Marie Joseph !

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Ainsi dans les années 1920 — les fameuses « années folles » de l’entre-deux-guerres — apparaissent sur le marché, parmi les articles de bonneterie pour dame, des paires de bas destinés à être portées comme sous-vêtements légers sous ces jupes nouvellement raccourcies. À l’époque, le choix est simple, la bourgeoise peut s’offrir une jolie paire de bas de soie naturelle — la fibre déesse chaude et douce — relativement fragile et fort chère, tandis que la femme du peuple doit se contenter de bas de fil ou de rayonne, une soie artificielle et grossière, mais qui a le mérite d’être accessible aux petites bourses.

La découverte du nylon

Pendant ce temps aux États-Unis, chez les yankees comme on disait alors, une entreprise de chimie portant le nom bien franchouillard de son fondateur Du Pont de Nemours et qui se consacrait jusqu’alors à la fabrication de poudre à canon décide de se pencher sur la composition des polymères dans le but de produire de la soie synthétique. Le directeur du groupe de chimie organique est un dénommé Wallace Carothers, chimiste brillant qui a mis au point en 1928 la synthèse du néoprène. Un beau jour de l’année 1935, après des années de tâtonnements infructueux et alors que Wallace et son équipe sont sur le point de tout abandonner, l’un des chimistes — qui était en train de triturer machinalement un des polymères sur lequel il travaillait — s’amuse à en faire une boule, puis l’étire tant et tant qu’il parvient à former un fil. Chose incroyable, plus il étire le fil et plus celui-ci gagne en résistance et en douceur au toucher. Wallace et son équipe, bouches bées, viennent de découvrir une nouvelle fibre chimique révolutionnaire auquel on donne le nom de code « polyamide 6-6 ».

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Wallace Carothers et son nylon.

Wallace est un chimiste hors pair, inventeur de théories et équations auxquelles il a donné son nom, travailleur acharné mais surtout un grand dépressif. Aussi, malgré le succès de la découverte du polyamide 6-6, malgré le prix Nobel qu’il convoite et malgré la douceur de sa jeune et tendre épouse Helen Sweetman enceinte de leur premier bambin, Wallace est mal, très mal… Rongé par le spleen, persuadé qu’il est venu à bout de son génie et qu’il n’est plus bon à rien le malheureux décide, le 29 avril 1937 dans une chambre d’hôtel de Philadelphie, de s’administrer du cyanure de potassium dans un verre de jus de citron et, inévitablement, décède dans les heures qui suivent. Wallace n’ayant pas pris le temps de nommer sa découverte, c’est à son équipe de chimistes que revient la tâche de trouver un nom à ce nouveau tissu que la firme DuPont a hâte de commercialiser. Ce sera NYLON, un acronyme formé des initiales des prénoms de leurs épouses : Nancy, Yvonne, Louella, Olivia et Nina, ce qui est très galant de la part de ces messieurs, reconnaissons-le. Du Pont de Nemours, qui vient de déposer le brevet de ce textile aux propriétés d’élasticité et de résistance absolument remarquables, se lance aussitôt, dès l’hiver 1939, dans la confection de bas en nylon.

La première mise en vente a lieu le 24 octobre 1939, dans le Delaware, état de la côte est où se trouve le siège social de l’entreprise DuPont. En trois heures, 4 000 paires de bas nylon sont vendues. Comme il n’y en a pas pour tout le monde, les magasins sont obligés d’imposer, dans l’urgence, un quota de trois paires par femme, obligeant les acheteuses à présenter un justificatif de domicile pour pouvoir se fournir la précieuse denrée. Lorsque les ventes s’ouvrent à l’Amérique tout entière, le 15 mai 1940, c’est la débandade, la ruée vers les magasins — pire qu’un jour de soldes ! — et à New York, 72 000 paires sont vendues en six heures, soit 12 000 paires par heure ou si vous préférez 200 paires à la minute. Dingue !

Les premières servies, après avoir poireauté sur leurs guiboles pendant des heures dans les files d’attente, se font un malin plaisir d’enfiler leurs bas aussi sec, à même le trottoir, histoire de narguer un peu les copines qui se languissent. Il faut dire que ces bas nylon, qui galbent merveilleusement la jambe d’un voile léger et transparent, sont devenus l’accessoire indispensable de confort et de séduction de la femme moderne américaine. Avec leur couture caractéristique qu’il faut soigneusement aligner à l’arrière de la jambe — ce qui même sobre peut s’avérer être une vraie galère ! — les bas nylon ont l’avantage de coûter bien moins cher que les bas de soie et d’être incroyablement plus solides. Ainsi, lorsqu’une maille filait, après de nombreuses utilisations, on pouvait aisément la remailler à l’aide d’un crochet fin (le remailleur de bas) et attendre de longs mois avant de les jeter. Le rêve !

Mais voilà qu’éclate la Seconde Guerre mondiale et les entreprises fabriquant les bas nylon se voient contraintes d’employer le formidable tissu pour confectionner des parachutes et autres équipements militaires. DuPont se remet donc à fournir des explosifs et de l’armement en masse pour subvenir aux besoins des troupes et les femmes assistent impuissantes à une pénurie générale de bas nylon. Certaines stars hollywoodiennes telles que Betty Grable iront même jusqu’à vendre aux enchères, à des sommes colossales, leurs propres bas nylon afin de reverser les bénéfices récoltés et soutenir l’effort de guerre. Mais pour nos Américaines, la crise du bas nylon est difficile à endurer. Heureusement, les femmes ont de la ressource et, comme vous le savez, sont les reines du système D. Bien décidées à ne pas baisser les bras en attendant la fin de la guerre, elles choisissent l’option trompe-l’œil : dessiner le long de la jambe, à l’aide de crayons à maquillage, la fameuse couture. Ni vu ni connu, j’t’embrouille !

Face à la complexité de ce travail d’artiste, un véritable travail d’équipe se met en place — une belle solidarité féminine — et le matin les plus agiles font la tournée des gambettes des collègues.

À la fin de la guerre, lorsque la production de bas nylon reprend, les femmes sont ravies de ne plus avoir à se crayonner les jambes et la demande explose à tel point que les fabricants doivent faire face à une nouvelle pénurie. C’est à cette époque que les bas nylon débarquent en France, distribués à la volée, en même temps que les paquets de cigarettes et autres chewing-gums, par les GI entrant en triomphe dans Paris à bord de leurs engins blindés. Les petites Parisiennes se jettent sur les précieuses paires de bas comme des Catherinettes sur le bouquet de la mariée et le bas nylon devient un des symboles forts de la Libération.

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À la station de métro Palais-Royal, à Paris

Mais après une période de fièvre acheteuse démentielle, les ventes de bas nylon retombent. En effet, le nylon est si résistant et les bas se raccommodent si bien que les femmes n’ont besoin que des quelques paires pour tenir toute une année ! Alors, pour pouvoir continuer à vendre des bas nylon et surtout à en vendre davantage, l’entreprise DuPont décida de dégrader — de saboter ! — sa marchandise. Un article paru en février 1950 dans le Good Housekeeping rapporte les inquiétudes de consommatrices ayant constaté la différence flagrante de qualité entre les bas achetés avant-guerre et ceux qu’elles trouvaient sur le marché d’alors. Pour se défendre, l’entreprise DuPont expliquera avoir modifié l’épaisseur de la fibre (30 à 40 deniers en 1940 contre 15 deniers en 1950) évoquant l’évolution du goût des consommatrices et leurs exigences nouvelles pour des mailles de plus en plus fines et légères. Mais DuPont aurait surtout demandé à ses ingénieurs de fragiliser les bas en diminuant significativement la quantité des additifs protégeant le tissu contre les rayons ultraviolets, diminuant ainsi la résistance et réduisant la durabilité de la fibre. Sensibles à la lumière du soleil et aux frottements, les bas filaient beaucoup plus rapidement et il était alors impossible de les remailler, comme c’est le cas de nos jours, il fallait alors les jeter et aller en racheter. Nous étions déjà entrés dans l’ère de l’obsolescence programmée.

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9 réflexions sur “La conspiration des bas nylon

  1. J »avais appris au lycée que la signification du mot Nylon n’était pas en lien avec des prénoms féminins mais, nettement moins romantique, étaient plutôt un pied de nez envers le Japon , grand rival de l’époque avec qui les relations étaient déjà plus que tendues, ce qui s’exprimait au travers des initiales NYLON pour  » Now You Loose Old Nippon »… mais c’est peut-être pure fantaisie de mon prof de l’époque ?

    Quoi qu’il en soit article très intéressant, merci beaucoup !

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    1. Oui c’était un détournement de la véritable étymologie qui avait pour but de moquer les Japonais lors de l’entrée en guerre des Etats-Unis dans les années 40, mais DuPont l’a heureusement démentie. 🙂

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  2. Chère Priscille , comme tout le monde , j’ai connu des hauts et des bas …avec de fortunes diverses …Fantasmes et râteaux ! À la différence de vos enquêtes ,toujours élégantes , fines ,bien tournées et mutines . Merci

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