Le Lai d’Aristote, un philosophe en fâcheuse posture

Avez-vous déjà rencontré cette représentation iconographique d’une sémillante jouvencelle juchée sur un vieillard ? Elle relate l’épisode du chevauchement d’Aristote, humilié par une belle courtisane.

 

Aristotle and Phyllis After Monogrammist BR & anchor Print made by Wenzel von Olmütz Date 1485-1500 (c.)
Wenzel von Olmütz (XVe siècle).

 

Oui, ce personnage avili représente bel et bien l’un des penseurs majeurs de l’Antiquité, surnommé par ses contemporains Aristote le Stagirite (384-322 av. J.-C.), du nom de sa ville de naissance. C’est ce même Aristote qui a « démontré » que la terre était immobile au centre de l’univers… Vous pouvez d’ailleurs consulter ici une démonstration enluminée du géocentrisme d’Aristote datant du XIVe siècle. Bon, il arrive à tout le monde de se tromper, pauvre homme !

Le Lai d’Aristote

Ainsi Aristote a été daubé, tourné en ridicule, mais bien avant que n’éclosent à la Renaissance les théories sur l’héliocentrisme de Copernic ou de Galilée. Les premières humiliations commencent dès le XIIIe siècle, dans le cadre des controverses universitaires entre l’Église et la Science. Au Moyen Âge, la Métaphysique d’Aristote commence à peine à être divulguée en Occident au sein des universités naissantes et autres écoles cathédrales, et sa pensée ne fait pas du tout l’unanimité. Ses travaux scientifiques, bouleversant certaines conceptions du dogme chrétien, sont au cœur des débats et subissent des condamnations de la part des autorités ecclésiastiques. C’est alors qu’apparaît le thème caricatural du philosophe chevauché dans un lai tout d’abord attribué à un trouvère normand dénommé Henri d’Andeli puis plus récemment à Henri de Valenciennes. Un lai est une sorte de fabliau médiéval censé célébrer l’amour courtois, mais le Lai d’Aristote (vers 1230), comme nous l’allons voir, est davantage une farce qu’une ode à l’amour ! Cette histoire, qui aurait été empruntée à un conte oriental du IXe siècle intitulé Le Vizir sellé et bridé, suscite un véritable engouement depuis le Moyen Âge. Dans la littérature occidentale, on a retrouvé la trace d’au moins neuf versions différentes du Lai d’Aristote, écrites entre le XIIIe et le XVe siècle.

Pour ceux qui n’auront pas le courage d’aller déchiffrer dans Gallica une version du XIIIe siècle en vieux françois, en voici le résumé : Aristote, qui avait pour élève Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.), reprochait à ce dernier de se laisser déconcentrer de ses royales fonctions par la courtisane Phyllis dont il était éperdument amoureux. Obéissant, le brave roi de Macédoine cesse donc de fréquenter la donzelle et s’en retourne traiter les affaires de l’État. Apprenant les raisons de son abandon, la gourgandine décide de se venger du vieux philosophe et tente de le séduire en se pavanant sous ses fenêtres en tenue légère. Notre Stagirite tombe sous le charme ! Phyllis annonce alors au sage que s’il veut la posséder, il devra d’abord se livrer à un petit caprice et, sellé et bridé, se laisser chevaucher par la belle. L’éminent barbu accepte ce jeu sans se douter du tour qu’on est en train de lui jouer. En selle et hue ! voilà Phyllis qui se promène à dos d’Aristote dans les jardins du roi, le fouettant pour le faire avancer. Alexandre du sommet de sa tour, assiste à cette scène accablante. Amusé, il reproche tout de même à son maître de n’avoir point de raison et d’avoir cédé au jeu de la tentation. Le philosophe est bien contraint d’admettre qu’il n’a su résister à son désir, mais profite de la situation pour donner la leçon à son pupille : si même le sage succombe, que de précautions doit prendre le jeune et fougueux Alexandre pour ne pas se laisser prendre aux pièges de la séduction. Comme le dit Aristote : «Veritez est, et ge le di, / Qu’amor vaint tout et tout vaincra / Tant com cis siecles durera » (Lai d’Aristote version de M. Delbouille, v. 577-579).

La fable est retracée, en trois actes, sur cette enluminure médiévale où l’on voit le philosophe, tout de blanc vêtu et enturbanné à l’orientale, enseignant à son élève Alexandre. En dessous, Phyllis entre en action et lui fait miroiter les voluptés de ses charmes. Enfin, à droite, le roi regarde du haut de sa forteresse son précepteur mené à la baguette par la belle Phyllis le faisant promener dans le jardin.

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Brunetto Latini (XIIIe s.), bibliothèque Inguimbertine de Carpentras – BM -ms. 0269, f. 108.

Les histoires d’hommes trompés par les charmes envoûtants de la gent féminine sont nombreuses au Moyen Âge, telle celle du pauvre Merlin, jouet de la fée Viviane. Quant au lai d’Aristote, il peut être considéré comme une satire de la philosophie par la mise en scène de l’homme sage aveuglé par ses passions, incapable de se dominer. Ce conte plein d’humour connaît un franc succès et les représentations picturales d’Aristote chevauché se multiplient, principalement entre les XIVe et XVIe siècles. On retrouve même Phyllis flattant la croupe d’Aristote sur cet aquamanile en bronze, un de ces récipients employés depuis l’Antiquité pour se laver les mains tant dans la vie courante que dans les rites religieux.

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Aquamanile, fin du XIVe ou début du XVe siècle, Metropolitan Museum of Art.

Le duo apparaît également dans l’architecture religieuse comme sur cette clé de voûte du cloître de l’abbaye de Cadouin en Dordogne.

Minolta DSC
Aristote et Phyllis, abbaye de Cadouin, fin XVe-début XVIe siècle.

Le Rijksmuseum d’Amsterdam possède quant à lui une véritable collection de chevauchements d’Aristote réalisés au XVIe siècle et ayant la particularité de présenter une Phyllis nue.

Aristoteles en Phyllis, Pieter de Jode (I), 1588 - 1592, Rijksmuseum
Aristoteles en Phyllis, Franco Estius, 1588-1592, Rijksmuseum.
Aristoteles en Phyllis (Campaspe), Hans Baldung Grien, 1515
Aristoteles en Phyllis, Hans Baldung Grien, 1515, Rijksmuseum.
Aristoteles en Phyllis, Johann Sadeler (I), 1586 - 1595, Rijksmuseum
Aristote et Phyllis, Johan Sadeler, 1586, Rijksmuseum.


On y voit Aristote le mors entre les dents, prêt à recevoir les coups de fouet de la tentatrice. En plus d’illustrer la victoire de la chair sur l’intellect ces représentations, indécentes par la nudité de Phyllis, rappellent le thème ancestral de
l’equus eroticus, ou cheval érotique.

L’equus eroticus et la domination féminine

Equus eroticus est le nom donné à la position dans laquelle la femme s’installe sur l’homme lors de l’union charnelle. Ainsi la chevauchée érotique de Phyllis telle que représentée sur les précédentes gravures pose la question de la subordination sexuelle de la femme, domination remettant en cause l’ordre hiérarchique de la société.

Dès l’Antiquité on retrouve cette disposition de la femme chevauchant l’homme sur des tablettes mésopotamiennes antérieures au IIIe millénaire av. J.-C. (Bottéro, Tout commence à Babylone, p. 24) de même que sur le papyrus dit pornographique de Turin datant du Ier millénaire av. J.-C. (à voir ici). Dans ces deux exemples, les femmes qui pratiquent le coït à cheval sur les hommes sont des femmes de mauvaise vie, des prostituées. La femme est active tandis que l’homme, passif, reçoit ses services. Cet acte d’insoumission intolérable de la part de l’épouse, est admis de la femme publique. Ainsi dans l’iconographie antique, c’est la position sexuelle privilégiée pour représenter les relations extra-conjugales. Chez les Romains, c’est également sur les fresques des lupanars de Pompéi que l’on peut observer des femmes dans cette position cavalière.

Pompéï, maison du Centenaire,
Pompéi, Maison du Centenaire, Ier siècle.

Mais l’empereur Auguste, désireux de réformer les mœurs des Romains, édite une loi en faveur du mariage et dans laquelle il proscrit l’adultère (lex de adulteriis coercendis) sous peine d’exil. De facto, les « chevaucheuses » n’ont plus droit de cité et les philosophes de ce temps, s’accordant aux impériaux desseins d’Auguste, accablent dans leurs écrits ces femmes qui veulent dominer les hommes : «Même dans les emportemens de la luxure, quoique destinées à un rôle passif, elles se portent à l’attaque contre les hommes. Que le ciel les extermine ! elles ont si loin poussé leur ingénieuse lubricité, qu’elles font l’homme avec les hommes ! » dira Sénèque, car dominer doit être le propre de l’homme.

Au Moyen Âge, l’Église assimile la chair et ses plaisirs au péché et invente la notion d’union contre nature, c’est-à-dire contre la volonté de Dieu (l’évêque Burchard de Worms en connaît un rayon à ce sujet, à lire ici). Pour ce qui est des positions sexuelles, les couples désireux de croître et multiplier sont priés d’adopter celle du missionnaire, l’homme par dessus la femme, question de hiérarchie !

Ainsi, notre cheval érotique ou mulier super virum (l’homme sous la femme), inversant les rôles « naturels », est considéré comme un de ces actes condamnables. Dans cette odieuse posture, l’utérus étant renversé, c’est l’homme qui risque de tomber enceint ! C’est en tous cas ce que relate le récit de L’homme enceint attesté en Occident dès le XIe siècle et narrant l’histoire farfelue d’un homme (un clerc ou un mari faible selon les versions) « engrossé » par une femme après s’être laissé chevaucher par celle-ci. Voilà ce qui arrive aux hommes qui se laissent gouverner par les femmes !

Au XIIIe siècle, au moment où apparaît le lai d’Aristote, d’autres fabliaux moralisateurs voient le jour afin de « rappeler à l’homme d’assurer son rôle d’époux dominateur ». Dans la fable normande de La Dame écouillée (mi XIIIe siècle), une femme se retrouve dotée d’organes sexuels mâles après avoir tenu tête à son mari et finira émasculée afin que l’ordre social soit rétabli.

Voici comment, à travers l’étude de la fable médiévale du Lai d’Aristote, apparaît en filigrane une véritable lutte de pouvoir entre les deux sexes où l’on se dispute le port de la culotte ! Enfin, de cette histoire burlesque découle aussi la vieille expression « faire le cheval d’Aristote », caractérisant un gage qui, dans certains jeux de société, soumettait le perdant à servir de monture aux gagnants.

Cheval-aristote-jeu
Le cheval d’Aristote.

Et je cède ma conclusion à Ovide qui sait toujours mettre tout le monde d’accord : « Que chaque femme apprenne donc à se connaître, et se présente aux amoureux combats dans l’attitude la plus favorable. La même posture ne convient pas à toutes. Que celle qui brille par les attraits du visage, s’étende sur le dos ; que celle qui s’enorgueillit de sa croupe élégante, en offre à nos yeux toutes les richesses » (L’Art d’aimer, vers l’an 1).

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Illustration en tête d’article : Phyllis and Aristotle, Macclesfield Psalter, fol. 233v, Cambridge Fitzwilliam Museum.

Ma biblio :

  • ARISTOTE, Du ciel et du monde, traduction du latin en français par Nicole Oresme, 1370-1380.
  • BOTTERO Jean, Tout commence à Babylone, Amour et sexualité en Occident, Seuil, Paris, 1991.

7 réflexions sur “Le Lai d’Aristote, un philosophe en fâcheuse posture

  1. Chère Dame Savoirs d’Histoire,

    Merci pour ce bel et intéressant article, qui me fait regretter de ne pas m’être mieux renseignée avant d’aller à Amsterdam 🙂

    Une petite « correction » cependant, si je peux me permettre : « mulier super virum » désigne techniquement la femme sur l’homme, et non l’homme sous la femme.

    Encore merci pour vos partages toujours extrêmement bien écrits et enrichissants ! 🙂

    Aimé par 2 personnes

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